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Depuis qu’il avait appris que l’unique survivant de l’explosion du volcan allait être transporté à la base de Montréal, Cédric Orléans avait accéléré les étapes de son déménagement au Québec. Puisqu’il s’était installé dans un appartement déjà meublé par l’ANGE à Toronto, il n’avait aucun mobilier à faire transporter à Longueuil. Il rassembla donc uniquement ses vêtements et quelques petits objets fétiches, dont une chaînette en or que lui avait jadis donnée sa mère. Il rapporta ensuite ses valises dans son bureau et se prépara pour la prochaine étape : annoncer à Vincent qu’il ne le suivrait pas.
Comme il s’y attendait, Cédric trouva le jeune savant assis devant la Bible, dans un coin isolé des Laboratoires. Depuis son importante découverte, Vincent ne dormait presque plus. Il passait presque tout son temps à feuilleter le gros volume, afin de voir si quelque chose avait changé.
— Du nouveau ? s’enquit le directeur.
— Aodhan ne reviendra pas à Toronto. Cindy part toujours pour Jérusalem. Yannick et Océlus se font décapiter. Tu quittes bientôt pour Montréal. On m’enferme à Ottawa et Océane épousera l’Antéchrist.
Cédric était si surpris qu’il demeura muet.
— Et tu es ici pour m’annoncer que la division internationale est désormais au courant de mon don et que je dois me soumettre à leur décision de vivre chez Kevin Lucas pendant un petit moment.
— Océane épousera l’Antéchrist ? répéta plutôt le patron.
— C’est la toute dernière version des passages qui la concernent. Mais si j’étais toi, je ne m’en ferais pas trop, puisqu’ils changent sans arrêt.
— J’ignore quelles seront les consignes de sécurité auxquelles tu seras soumis à Ottawa, mais j’apprécierais beaucoup suivre l’évolution de notre avenir.
— Crois-tu vraiment que quelqu’un pourra m’empêcher de communiquer avec toi ?
— Je ne voudrais pas que tu subisses des sanctions.
— Ils ne s’en apercevront même pas.
Cédric se tira une chaise et prit place près de l’informaticien, de plus en plus fasciné par le phénomène angélique dont il était le témoin.
— As-tu lu tout ce livre ? voulut-il savoir.
— En grande partie. J’ai un peu sauté par-dessus les paragraphes qui parlaient du passé parce qu’on ne peut pas le changer, et je ne comprends rien aux derniers passages, surtout à celui qui parle de deux reines qui se disputeront un trône de glace. En fait, je ne connais pas grand-chose à la politique mondiale, mais je vois très mal la reine d’Angleterre affronter celle des Pays-Bas pour un fauteuil gelé. À moins qu’il ne s’agisse de deux reines de beauté ?
— Tu as retrouvé ton sens de l’humour, on dirait.
— C’est vrai que je me sens vraiment mieux depuis la visite de l’ange Haaiah. Il m’a donné un but dans la vie, à part échapper aux démons, évidemment.
— Tu n’éprouves donc aucune angoisse à l’idée d’aller vivre à Ottawa ?
— Pas si on me laisse cette Bible.
— Les hauts dirigeants craignaient que tu te rebelles.
— L’ancien Vincent McLeod se serait probablement accroché à ton pantalon pour rester à tout prix en terrain familier.
— Pas le nouveau ?
— Non. Je sais maintenant que la peur est une pure perte de temps. Elle paralyse nos gestes et même notre cerveau et nous fait faire des idioties. Je ne veux plus jamais avoir peur.
— Je n’ai donc que des félicitations à te faire, Vincent.
— Il y a cependant encore un petit bout d’ego en moi qui adore entendre ce genre de compliments, plaisanta-t-il.
— Je veux aussi que tu saches que je t’accueillerai à bras ouverts à Montréal si jamais tu as envie de reprendre du service actif.
— Merci, Cédric.
Le directeur tapota affectueusement le dos de Vincent. Il lui manquerait beaucoup.
— Fais attention à toi, lui recommanda-t-il avant de quitter les Laboratoires.
Soulagé que cette discussion se soit aussi bien terminée, Cédric retourna dans le long corridor. « Océane épousera l’Antéchrist… » se rappela-t-il, dégoûté. Il pouvait comprendre qu’en théorie, une femelle Anantas soit fortement attirée par un mâle Anantas, mais pas en sachant qu’il était le diable en personne ! « Elle tient beaucoup trop de sa mère », maugréa-t-il intérieurement. Tout comme sa fille, Andromède était une femme imprévisible qui ne faisait que ce dont elle avait envie. Océane avait reçu l’ordre de tuer Asgad, pas de convoler en justes noces avec lui !
Il traversa la salle des Renseignements stratégiques en pensant aux petits-enfants qu’une telle union pourrait lui donner. « Auront-ils des cornes ? » se découragea-t-il. La porte métallique de son bureau glissa devant lui. Il fit deux pas et fut violemment saisi à la gorge, par-derrière. Il se débattit aussitôt, utilisant les techniques d’autodéfense qu’il avait apprises à Alert Bay et dont il n’avait pas eu à se servir très souvent. Son assaillant le ramena brutalement contre sa poitrine et enfonça davantage ses doigts dans la partie antérieure de son cou lui causant de cuisantes douleurs. Il ne pouvait presque plus respirer.
— Cessez de lutter, fit une voix gutturale.
Cédric comprit qu’il avait affaires à un reptilien. Sous sa forme humaine, il ne pouvait rien contre ce fantastique ennemi, mais sous sa forme Anantas…
— Et écoutez bien ce que je vais vous dire, poursuivit l’agresseur.
L’inconnu ne desserra pas son emprise pour permettre à sa victime de s’exprimer. Cédric continuait à résister uniquement pour ne pas suffoquer.
— Vous allez rappeler l’agente à qui vous avez donné l’ordre de tuer l’homme politique. Il en va de sa vie.
L’intimidation ne lui faisait généralement pas remuer un cil, mais une menace proférée contre sa fille ! Causant une grande surprise à son assaillant, Cédric se métamorphosa brusquement. Sa peau se couvrit d’écailles bleuâtres et il poussa un terrible rugissement.
— MONSIEUR ORLEANS, ETES-VOUS SOUFFRANT ?
Lorsqu’il adoptait son apparence reptilienne, l’Anantas cessait de penser comme un directeur de base de l’ANGE. Des instincts bestiaux s’emparaient alors de lui et, plus souvent qu’autrement, il n’en avait aucune maîtrise. Il repoussa sauvagement le bras de l’assaillant et vit qu’il était doré comme celui d’une statue précieuse. Il fit volte-face, prêt à arracher les entrailles de cet adversaire dont il ne savait rien.
Le reptilien qui lui faisait face était couvert de petites écailles en or. Ses yeux verts étaient fendus en leur centre par une pupille verticale.
— J’aurais dû me douter que vous étiez un Anantas…
« C’est Boyden », déduisit Cédric, qui n’attendait que le moment de l’égorger.
— Mais je ne croyais pas en trouver un à un niveau si bas de la hiérarchie de l’ANGE.
— MONSIEUR ORLEANS ?
— Je n’ai rien ! cria Cédric, irrité.
Il s’avança lentement vers son opposant.
— Aucun varan n’est de votre couleur, gronda l’Anantas.
— Votre connaissance de nos peuples a bien failli vous faire démasquer.
— Pourquoi m’avez-vous menti au sujet de votre race ?
— Je suis uniquement ici pour la protéger contre les imbéciles qui tentent d’instaurer un climat de terreur sur cette planète.
— Vous n’êtes pas au bon endroit.
— L’agente qui a été chargée de tuer le Prince est partie de cette base. Rappelez-la.
— Elle n’est pas sous ma juridiction.
— Si vous ne nous obéissez pas, elle sera exécutée.
— Vous n’êtes pas des traqueurs.
— Vous avez une semaine pour la sauver.
Sans crier gare, le Brasskins s’enfonça dans le plancher à la manière d’un Naga. Cédric se jeta à quatre pattes, mais fut incapable de répéter l’exploit de l’autre reptilien, car les Anantas ne se déplaçaient pas à travers le roc ou le béton. Il flaira le sol à la manière d’un fauve pour ne plus jamais oublier l’odeur de la créature dorée. Une douleur aiguë à la gorge lui rappela alors que cette dernière y avait enfoncé ses griffes. Il ferma les yeux et réussit finalement à reprendre son apparence humaine. Il se remit péniblement sur pied et ouvrit la porte de sa penderie, à l’intérieur de laquelle était accroché un miroir vertical. Cédric dégagea le col de sa chemise tachée de sang bleu et vit plusieurs petites perforations. Il enleva son veston, jeta sa chemise à la poubelle et nettoya les plaies avec une solution antiseptique.
— Ordinateur, identifiez la créature qui se tenait ici, il y a quelques instants.
La machine, qui habituellement était très volubile, demeura silencieuse. Cédric sentit tous ses muscles se raidir. Seule une infiltration massive pouvait mettre le système hors circuit. Il enfila prestement un pull à col haut pour cacher ses blessures et remit son veston.
— Ordinateur, répondez-moi.
Toujours rien. Cédric s’élança vers la porte, mais elle refusa de s’ouvrir. Il fit tout de suite demi-tour et se planta derrière sa table de travail. L’écran de son appareil personnel était encore fonctionnel. Il pianota un appel de détresse au chef de la sécurité. Au bout d’un moment, qui sembla durer une éternité, Aaron Fletcher et ses hommes vinrent à son secours.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Fletcher.
— Je voudrais bien le savoir, maugréa Cédric. L’ordinateur de la base ne répond plus.
Il fonça dans la grande salle des Renseignements stratégiques. La moitié des écrans seulement étaient allumés.
— Il semble y avoir une panne de certains des circuits, lui annonça un des techniciens. Nous tentons de la localiser depuis quelques minutes.
— Pourquoi n’ai-je pas été prévenu ?
— Nous avons essayé de vous contacter sans succès.
— La panne touche-t-elle uniquement les communications ?
— Jusqu’à présent, c’est ce qu’il semble.
Cédric fut tenté d’avoir recours à Vincent McLeod, mais il se souvint qu’il avait un rôle bien plus important à remplir désormais. Il lui faudrait s’habituer à ne plus l’avoir à son service. Il se contenta donc de marcher de long en large derrière les techniciens comme un lion en cage, en attendant des nouvelles des équipes de réparation.
— Monsieur Orléans, nous avons un rapport préliminaire.
Cédric s’immobilisa.
— Certains fils auraient été sectionnés dans le mur ouest de la base.
« Mon bureau est de ce côté », se rappela le directeur.
— Apparemment, ils auraient été coupés par un animal quelconque. L’équipe technique ne comprend toutefois pas comment un rongeur a pu se rendre dans cet espace clos.
— Dans combien de temps l’ordinateur sera-t-il de nouveau en ligne ?
— Le temps de réparer les fils et de redémarrer le système. Environ une heure, tout au plus.
Le directeur était maintenant certain que ce bris était le fait du reptilien doré, qui voulait lui servir une leçon.
— Mettez-y tous vos efforts. Il n’est pas question que je remette cette base entre les mains de mon successeur dans un état lamentable.
— Bien sûr, monsieur.
Cédric se dirigea une fois de plus vers les Laboratoires, mais pas pour importuner Vincent au sujet de l’incident. D’ailleurs, pour une raison mystérieuse, la grande salle ne semblait pas avoir subi de dommages. Les techniciens vaquaient à leurs occupations comme si absolument rien ne s’était passé. Cédric s’assit face à un écran et demanda à voir les dernières séquences enregistrées dans son bureau. L’ordinateur central lui répondit que cet enregistrement était inexistant. Pourtant, l’ordinateur lui avait parlé tandis qu’il était en présence de l’assaillant. Ce dernier n’avait peut-être pas encore rongé les fils. « À moins qu’il n’ait pas agi seul… », raisonna Cédric.
Si ces nouveaux reptiliens pouvaient s’introduire si facilement dans les bases de l’ANGE, ils représentaient une sérieuse menace pour l’Agence. Il pianota une nouvelle requête : LOCALISEZ LE NOUVEAU DIRECTEUR DE LA BASE DE TORONTO. L’ordinateur répondit que cette information n’était pas disponible. « Évidemment », soupira intérieurement Cédric.
Une jeune femme vêtue d’un sarreau blanc entra en catastrophe dans la vaste pièce et chercha quelqu’un des yeux. Elle aperçut Cédric et courut dans sa direction.
— Monsieur Orléans, le système de communication est rétabli dans votre bureau, mais pas encore dans les haut-parleurs de la base. Madame Zachariah aimerait vous parler de toute urgence.
Cédric ne prit même pas le temps de la remercier. Il s’élança dans le couloir en espérant qu’il ne s’agissait pas de l’annonce de cas similaires ailleurs en Amérique du Nord. À son grand soulagement, la porte métallique de son bureau glissa devant lui à son arrivée et se referma sans heurts dès qu’il fut passé. Le visage grave de Mithri l’attendait déjà sur l’écran géant.
— Te voilà enfin, Cédric.
— Nous avons certains ennuis techniques.
— On vient de m’en informer. J’espère que vous avez la situation bien en main.
— Les équipes ont déjà rétabli certains circuits.
— J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre.
Habituellement, les reptiliens n’éprouvaient aucune émotion, mais le directeur sentit tout de même son sang se glacer dans ses veines. S’agissait-il d’Océane ?
— Ton remplaçant, Kenneth Boyden, est mort dans un terrible accident, cet après-midi.
— Quoi ?
— Il se rendait à la base de Toronto lorsque sa voiture a été percutée par un gros camion. Elle a quitté la route et est tombée dans un ravin.
— A-t-on retrouvé son corps ?
— Mais oui, sinon je t’aurais annoncé qu’il avait disparu. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Pour m’en convaincre, j’imagine.
— Je comprends ta déception.
— Devrai-je rester ici jusqu’à ce que vous ayez trouvé un autre remplaçant ?
— Normalement, ce serait la procédure, mais monsieur Fletcher pourra assumer temporairement ce poste lorsque tu partiras pour Montréal. Dès qu’il sera remis du choc, Kevin se mettra à la recherche d’un autre candidat.
— Merci, Mithri.
— Fin de la communication.
Cédric tourna en rond pendant un petit moment.
— Ordinateur, êtes-vous de retour ?
— MAIS JE NE PEUX ALLER NULLE PART, MONSIEUR ORLEANS.
— Affichez la liste de tous les accidents qui se sont produits sur la route entre Ottawa et Toronto aujourd’hui.
— TOUT DE SUITE, MONSIEUR.
Au lieu de l’information que le directeur avait demandée, ce texte s’afficha sur l’écran géant :
CE QUI EST ARRIVE A KENNETH BOYDEN POURRAIT FORT BIEN ARRIVER A OCEANE CHEVALIER.
— Ordinateur, d’où émane ce message ?
La phrase s’effaça et, à sa place, apparut l’énumération des accidents de la route.
— QUEL MESSAGE, MONSIEUR ORLEANS ?
— Celui que je viens de voir à l’écran, juste avant cette liste.
— IL N'Y A AUCUN MESSAGE DANS MA MEMOIRE.
Cette fois, Cédric était convaincu que les reptiliens dorés étaient des ennemis de taille, car ils manipulaient comme ils le voulaient les systèmes de communication de l’ANGE ! Il n’avait plus le choix : il devait signaler son agression à la division internationale.
— Avez-vous enregistré ce qui s’est passé dans mon bureau, juste avant la panne ?
L’ordinateur fit jouer sur l’écran son arrivée, le matin même, avec ses valises.
— Cet enregistrement remonte à plusieurs heures. Je veux voir celui qui a été réalisé juste avant que les fils de communication soient endommagés.
— IL N'Y A RIEN DANS MA MEMOIRE, MONSIEUR.
« En tout cas, ces reptiliens savent camoufler leurs traces », déplora Cédric. Ce qui pressait le plus n’était pas d’identifier son agresseur, mais de mettre sa fille en garde. Quelle était la meilleure stratégie ? S’adresser à Adielle, qui avait de toute façon reçu l’ordre d’éliminer l’Antéchrist, ou tout raconter à Mithri et laisser la division internationale s’en mêler ?